L'organisation criminelle avait pour cible principale des femmes de langue chinoise âgées de 30 à 50 ans et de préférence mariées. Une équipe était chargée d'acheter des données personnelles en masse et d'identifier les victimes potentielles. Une autre équipe envoyait des demandes d'amis et des messages non sollicités à ces cibles sur WeChat.
Les arnaqueurs suivaient ensuite un scénario préétabli, selon Lu. Primo : Le groupe crée de faux personnages en ligne, comme celui baptisé Yan Jinhua, censé être un riche homme d'affaires, veuf et père de jeunes enfants. Pour y parvenir, le groupe se sert d’informations de tiers disponibles en ligne. Dans le cas d’espèce, le personnage fictif était associé à des photos d’un influenceur taiwanais.
Les escrocs envoient ensuite des centaines de demandes d'amis, en se faisant passer pour une connaissance. Les rapports relatifs à ce cas font état de ce qu’environ une demande sur dix dans le genre reçoit une réponse.
Les escrocs s'efforcent par la suite d'établir une relation, souvent romantique, avec la cible, en échangeant des milliers de messages sur une période d'environ deux semaines afin d'instaurer un climat de confiance et d'intimité.
Le personnage fictif décrit ensuite comment il a gagné de l'argent en investissant dans les cryptomonnaies et affirme qu'il peut montrer à la cible comment faire de même.
Il demande ensuite à la cible d'investir une petite somme dans une fausse application d'investissement et de suivre ses conseils de trading pour pouvoir effectuer un retour sur investissement de 10 % retirable le lendemain.
Lu Yan pousse la cible à investir davantage et même à emprunter de l'argent si nécessaire pendant que le faux compte affiche des graphiques de croissance du portefeuille de la victime.
Lorsque la cible décide de retirer la totalité ou une grande partie des fonds inexistants, l'application affiche alors des messages d'erreur. Finalement, l'application cesse de fonctionner. « Lu Yan » disparaît, ainsi que l'argent de la victime.
Le groupe de cyberarnaqueurs ciblait les femmes mariées parce qu'elles étaient susceptibles de se donner beaucoup de mal pour éviter de demander de l'aide à leur famille ou de signaler la fraude à la police, de peur d'être accusées d'infidélité, selon Lu. Sur 5 mois, le groupe a soutiré plus de 4,4 millions de dollars à 214 victimes, selon les dossiers conservés pas Lu qui travaillait comme comptable.
Ces dossiers comprenaient en sus les numéros de téléphones de certaines des victimes. Le Times a appelé plus d'une douzaine de femmes qui avaient été escroquées par le groupe. Une femme qui a parlé sous le couvert de l'anonymat a déclaré avoir perdu plus de 15 000 dollars en novembre de l'année dernière. Une autre femme, qui n'a souhaité être identifiée que par son prénom, Yi, a déclaré avoir été escroquée de 35 000 dollars en août dernier, y compris de l'argent qu'elle avait emprunté et qu'elle essayait toujours de rembourser.
Lu était victime de traite des êtres humains amenés contre leur gré à participer à des arnaques en ligne
Interpol a révélé que l’exploitation humaine pour alimenter les centres d’appels frauduleux s’étend au-delà de l’Asie du Sud-Est, où ce crime était auparavant isolé. Les victimes de la traite des êtres humains pour fraude en ligne sont souvent attirées dans des pays par de fausses offres d’emploi, mais sont ensuite forcées de travailler dans des centres d’appels d’escroquerie, promouvant des investissements en cryptomonnaies, ainsi que des arnaques liées au travail à domicile, aux loteries, aux romances et aux jeux en ligne.
Le Cambodge, le Laos et le Myanmar sont généralement des foyers de ce type de criminalité depuis 2021, date à laquelle Interpol l’a repéré pour la première fois. La dernière opération de cinq mois a révélé que des victimes de Malaisie étaient victimes de trafic pour travailler dans des centres d'appels péruviens et que des victimes ougandaises étaient envoyées à Dubaï pour la même raison, pour ensuite être détournées vers la Thaïlande, puis vers le Myanmar.
La police de Telangana, en Inde, a récemment enregistré son premier cas de traite d'êtres humains à des fins de cyberfraude. Un comptable a été attiré en Asie du Sud-Est pour travailler sur une opération de cyberfraude avant d'être finalement renvoyé en échange d'une rançon.
Interpol a déclaré qu'au Myanmar seulement, il avait identifié des victimes de trafic originaires d'au moins 22 pays différents, bien que la plupart viennent des États Kayin et Shan du pays.
Les premiers signalements sont arrivés au cours de l’année 2021. Des groupes criminels publiaient sur les réseaux sociaux et sur des sites de recrutement de fausses offres d’emploi aux salaires alléchants, avant d’enlever les candidats et de les retenir en captivité dans des conditions inhumaines pour les forcer à prendre part à des activités criminelles, principalement des escroqueries en ligne.
Ces centres d’escroquerie en ligne représentent une double menace en matière de criminalité car ils exploitent deux types de victimes. Les premières sont les personnes piégées par ce système de traite d’êtres humains, qui sont victimes de travail forcé et souvent d’extorsion, par le recours à une forme de servitude pour dette, mais aussi de violence, d’exploitation sexuelle, de torture, de viol et probablement même de vol d’organes, dans certains cas.
Ces personnes sont utilisées pour commettre toutes sortes d’escroqueries en ligne à l’encontre d’une deuxième catégorie de victimes, de plus en plus dispersées dans le monde. Il peut s’agir notamment d’escroqueries à l’investissement, d’escroqueries aux sentiments ou encore d’escroqueries liées aux investissements dans les cybermonnaies et aux jeux d’argent en ligne.
En mars 2022, l’opération Storm Makers d’INTERPOL, qui ciblait le trafic de migrants et la traite d’êtres humains, a permis d’obtenir de nouvelles informations sur ce phénomène croissant. L’opération a conduit INTERPOL à publier une notice mauve (une alerte adressée à la communauté policière mondiale décrivant de nouveaux modes opératoires utilisés par des malfaiteurs) intitulée : « recrutement sur les réseaux sociaux à des fins de travail forcé en Asie du Sud-Est ».
L’ampleur du trafic, et ses liens particuliers avec les pratiques d’escroquerie sur Internet, sont sans précédent, avec un système qui tire parti des vulnérabilités propres au contexte de l’après-pandémie.
Le COVID-19 a en effet élargi la liste des victimes potentielles, dans une catégorie comme dans l’autre. Fortement encouragée pendant les confinements, pendant lesquels la majeure partie des activités professionnelles et personnelles ont dû s’exercer exclusivement en ligne, la numérisation s’est accompagnée d’une augmentation fulgurante des escroqueries sur Internet.
On pense également que l'avènement des outils d'IA générative grand public a permis aux criminels d'élargir leur bassin de victimes cibles au-delà des locuteurs chinois, grâce à un logiciel de traduction facile à utiliser pour créer des publicités dans des langues supplémentaires.
En outre, de nombreuses personnes ont perdu leur travail pendant la pandémie et se sont lancées dans une recherche d’emploi de plus en plus désespérée.
Un phénomène qui prend de l'ampleur
Après cinq mois de coordination des enquêtes, les forces de l'ordre des pays participants ont effectué plus de 270 000 inspections et contrôles de police dans 450 points chauds de traite des êtres humains et de trafic de migrants, du 16 au 20 octobre. Au total, l’opération a donné lieu à :
- L'arrestation de 281 personnes pour des délits tels que la traite des êtres humains, la falsification de passeport, la corruption, la fraude dans les télécommunications et l'exploitation sexuelle ;
- Le sauvetage de 149 victimes de la traite des êtres humains ;
- Plus de 360 enquêtes ont été ouvertes, dont beaucoup sont toujours en cours.
L’opération Storm Makers II a conduit à des centaines d’arrestations et au sauvetage de plus de 140 personnes, même si l’ampleur de la menace est bien plus grande ; Bon nombre des 360 enquêtes restent ouvertes et en cours.
« Le coût humain des centres de cyberarnaque continue d'augmenter. Seule une action mondiale concertée peut véritablement lutter contre la mondialisation de cette tendance criminelle », a déclaré Rosemary Nalubega, directrice adjointe des communautés vulnérables à Interpol. « Alors que la majorité des cas restent concentrés en Asie du Sud-Est, l'opération Storm Makers II offre une preuve supplémentaire que ce mode opératoire se propage, avec des victimes provenant d'autres continents et de nouveaux centres d'escroquerie apparaissant jusqu'en Amérique latine ».
« Ce qui a commencé comme une menace de criminalité régionale est devenu une crise mondiale de la traite des êtres humains », a déclaré en juin Jürgen Stock, secrétaire général d'Interpol. « Presque n'importe qui dans le monde pourrait être victime de la traite des êtres humains ou des escroqueries en ligne menées via ces centres criminels. Une coopération policière internationale bien plus forte est nécessaire pour empêcher cette tendance criminelle de se propager davantage ».
Cette dernière opération a permis de révéler des abus de trafic plus larges, certaines victimes étant à peine adolescentes.
- Un garçon de 13 ans qui avait été victime d'un trafic vers l'Inde depuis le Bangladesh a été secouru grâce à l'action rapide des bureaux d'Interpol de chaque pays.
- Deux victimes népalaises, dont une âgée de seulement 17 ans, ont également été secourues après avoir été victimes d'un trafic vers New Delhi et piégées dans la prostitution.
- Les forces de l’ordre turques ont appréhendé 239 passeurs de migrants alors qu’elles patrouillaient le long des côtes du pays, interceptant près de 4 000 migrants irréguliers.
La prévention était également un objectif clé de l'opération, les pays membres ayant lancé des campagnes de sensibilisation pour aider les victimes potentielles à éviter d'être victimes de la traite.
Les contrôles effectués par les policiers aux postes frontières, qui recherchaient des signes révélateurs de trafic parmi les voyageurs, ont permis d'intercepter près de 800 victimes potentielles dans tous les pays. Beaucoup ont probablement été victimes de faux recruteurs.
Aux Émirats arabes unis, de multiples campagnes ont été menées sur les marchés et dans les salons de massage sur les principaux dangers et indicateurs de la traite des êtres humains. Les autorités népalaises ont mené des programmes de sensibilisation communautaire dans tout le pays, à la radio, aux points de passage des frontières et en distribuant des brochures dans les lieux publics.
Sources : NYT, Interpol (1, 2, 3)
Et vous ?
Quelles mesures pensez-vous que les gouvernements devraient prendre pour lutter contre la traite des êtres humains dans les centres d’appels frauduleux ?
Comment les entreprises technologiques peuvent-elles contribuer à la détection et à la prévention des escroqueries par centre d’appels impliquant des victimes de la traite ?
En tant que consommateur, comment pouvons-nous identifier et éviter de soutenir involontairement ces centres d’appels frauduleux ?
Quel rôle la sensibilisation du public peut-elle jouer dans la réduction de la demande pour les services offerts par ces centres d’appels illégaux ?
Comment les organisations internationales peuvent-elles collaborer plus efficacement pour démanteler les réseaux de traite des êtres humains associés à la cybercriminalité ?